Les Capétiennes

Les lendemains de Carthage


Nouvelle publication 2022, sur Librinova.fr aux formats PDF, EPub, MobiPocket


Isabelle d'Aragon, 21 janvier 1271, Cosenza, Italie


"Elle se savait perdue. Ses douleurs dans le bas-ventre lui faisaient perdre connaissance de plus en plus fréquemment, et surtout, des os s’étaient brisés dans son dos si bien qu’on ne pouvait la toucher sans lui arracher de terribles gémissements. Elle se revoyait tomber de son palefroi une semaine plus tôt, comme dans un songe. En traversant le torrent, la chute d’une branche avait effrayé sa monture sur les cailloux glissants. Son corps de femme grosse et malagile s’était écrasé sur les roches et son hurlement avait rempli la suite royale d’effroi. Sa douleur était si grande qu’elle aurait voulu perdre connaissance, mais on l’avait transportée sur une litière dans la petite ville proche de Cosenza et chaque pas des porteurs lui perçait les os. Il était trop tôt et le fils qu’elle portait n’avait pas survécu malgré les soins prodigieux de son obstétricienne Eudeline. Une accoucheuse ne pouvait rien contre un dos cassé et des entrailles en feu. Elle se mourait.

Dans la chambre où elle était étendue, on n’avait de cesse d’entretenir de grands feux qui ne la réchauffaient plus. Elle ouvrit les yeux. Seuls se trouvaient là dans la pénombre ceux qu’elle avait acceptés, Eudeline qui faisait de son mieux pour soulager ce corps meurtri qui ne pouvait plus l’être, sa demoiselle Pernelle de Giry assise à son côté et qui lui tenait la main, Pierre de la Broce, le chambellan dévoué de son mari qu’elle avait désigné comme exécuteur testamentaire, et Philippe lui-même. « Je n’aurai été qu’une reine éphémère », pensa-t-elle. Elle avait eu la force deux jours plus tôt de dicter son testament. À sa dame Pernelle elle léguait cent livres, à Eudeline cinquante. Les pauvres, les hospices, les étudiants désargentés, les proches, le confesseur du roi Louis, le couvent de son enfance… qui avait-elle oublié ? Mais quand elle parvenait à penser, c’est vers ses fils que son esprit s’envolait. L’aîné n’avait pas six ans, le dernier devait à peine marcher. Elle ne les reverrait pas. Elle ne les connaîtrait pas. Son cœur fonctionnait encore, elle pleurait. Pernelle lui essuya le visage avec un tissu très doux. Au-delà de ses larmes, elle sentait une terreur profonde l’envahir. Qui prendrait soin de ses fils ? Philippe était abîmé dans son chagrin. Se remettrait-il de toutes ces épreuves pour assumer d’être roi et d’être père ?

Un élancement dans le ventre, fulgurant, atroce, la fit crier, brisant le lourd silence de la mort qui planait très bas. Philippe accourut vers son épouse. Elle s’évanouit. Lorsqu’elle se réveilla, Isabelle n’eut pas conscience des jours qui s’étaient écoulés. Philippe était toujours là, penché vers elle.

– Remariez-vous, dit-elle si faiblement qu’il colla l’oreille près de ses lèvres.

« Remariez-vous », dit-elle encore. Et c’est ainsi qu’elle s’éteignit."


Le roi divers


Nouvelle publication 2022, sur Librinova.fr aux formats PDF, EPub, MobiPocket


De La Mansourah à Damiette, 27 avril au 8 mai 1250


Alphonse

"– Pourquoi êtes-vous venu en Égypte ?

– Je n’ai pas voulu venir en Égypte, dit tristement Alphonse, le regard perdu au loin.

L’atabeg y lut la sincérité de son otage.

– Alors pourquoi avez-vous entrepris un si dangereux voyage ? insista-t-il avec douceur.

– Parce que nous avons fait le vœu de pèlerinage pour nous recueillir sur le tombeau de Notre Seigneur à Jérusalem, moi et la comtesse de Poitiers, ma très chère épouse.

Il lui semblait que rien que d’évoquer sa femme à haute voix le rapprochait d’elle. L’atabeg semblait réfléchir.

– Et vous voulez toujours accomplir ce vœu ?

– Si cela plaît à Dieu et qu’il me prête vie, c’est mon espoir le plus cher.

Aybak hocha la tête en signe de compréhension et de respect. Il voyait ce Franc à bout de forces et d’un geste, il donna l’ordre à l’un de ses esclaves d’accompagner Alphonse jusqu’à sa cabine. Pour la première fois depuis longtemps, le comte de Poitiers s’endormit aussitôt et ne se réveilla qu’au matin. Dès qu’il fut levé, on le conduisit à l’atabeg qui lui tendit deux parchemins scellés.

– Jérusalem appartient au sultan d’Égypte, dit-il. Il se trouve qu’aujourd’hui, le sultan est une sultane qui s’appelle Chajar al-Durr.

Alphonse fut stupéfait. Jamais il n’aurait pensé que les Sarrasins permettent à une femme de gouverner.

– Son nom signifie « arbre de perles », reprit-il satisfait de son effet. Elle a été l’épouse choyée du sultan Ayyoub, mais bientôt, elle devra se remarier et son nouvel époux sera sultan d’Égypte.

Alphonse rit. L’identité du prétendant n’était guère mystérieuse. L’atabeg rit aussi. Alphonse regarda les rouleaux qu’il tenait maintenant en main.

– Ce sont des sauf-conduits pour votre pèlerinage à Jérusalem pour vous et pour votre excellente épouse. L’un est scellé par la sultane, l’autre par moi. «C’est une simple précaution», ajouta-t-il.

La joie du comte fut indicible. Il tomba à genoux et ferma les yeux pour remercier Dieu de ce cadeau inattendu qu’Il lui faisait. Oui, nul ne connaissait les voies du Seigneur, qui confiait à un Sarrasin de redonner l’espoir à un Chrétien. Quand il rouvrit les yeux, l’atabeg le regardait médusé. Il croyait que ce Franc s’était agenouillé devant lui. En se relevant, Alphonse lui adressa un sourire rayonnant. "